© Bernard Pinon 1998-2020

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Dernière mise à jour:
Dimanche 13 décembre 2020

En 1972, le tube planétaire "Pop Corn", qui aujourd'hui apparaît bien ringard, fait rentrer le nom synthétiseur dans le langage courant. C'est le premier vrai tube de danse entièrement synthétique et même si tout le monde a bien rigolé sur sa pauvreté musicale, c'est ce petit morceau de musiquette qui a décidé pas mal de musiciens dits sérieux à se pencher sur ce nouvel instrument.

Le groupe Anglais Pink Floyd qui s'était initié à la musique électronique à travers l'oeuvre de Xénakis, et avait déjà expérimenté les collages magnétiques, s'équipe d'un VCS3, synthétiseur analogique à l'époque haut de gamme qui avait pourtant bien moins de possibilités qu'une petite Sound Blaster à 800 balles. Le Floyd va même composer un morceau uniquement avec cet instrument: "On the Run", sur l'album "Dark Side of the Moon" (1973) qui reste à ce jour ce qu'ils ont produit de mieux (l'album, pas le morceau!) depuis le départ de Syd Barrett (sniff!), et qui est d'ailleurs un des albums les plus vendus au monde, ce qui prouve que le grand public n'a pas si mauvais goût que ça.

En 1974, le public va découvrir un instrument diabolique: le Mellotron. Il se compose d'une banque de supports magnétiques sur lesquels sont enregistrées en boucles des notes tenues par des instrument traditionnels, en général des nappes de violons. Un clavier déclenche la reproduction des notes, et on peut donc avoir un orchestre complet dans un engin gros comme une commode. Le mellotron tiendra une place de choix dans le rock symphonique popularisé par le tube "Night in White Satin" des Moody Blues (1967) et envahiera la musique populaire jusqu'à la fin des années 70 (par exemple, dans "In the Court of the Crimson King" de King Crimson) où il sera mis au musée et remplacé par des machines numériques, beaucoup plus fiables et compactes.

Mais la vraie révolution se prépare en Allemagne. Le terreau est fertile, il suffit de réécouter des groupes comme Faust (70-71) pour se rendre compte que les Teutons sont alors bien plus en avance musicalement que les Anglais, même si ils pêchent un peu sur le plan marketing. N'oublions pas qu'on est au pays de Bach et de Beethoven, excusez du peu. Faust mélange les sons électroniques, la musique concrète, atonale ou dodécaphonique avec le rock, le tout saupoudré d'une bonne dose d'esprit libertaire qui fleure bon le LSD, se permet de sortir le premier album entièrement transparent (disque + pochette, avec la radiographie d'un poing en filligranne), utilise des sons électroniques durs (le solo de tronçonneuse sur "Faust Tapes") et va même faire du répétitif minimaliste avec le morceau "It's a rainy Day (Sunshine Girl)" sur leur deuxième disque. Le Floyd peut toujours s'accrocher à ses light-shows. Au même moment, le groupe Can ("Soon Over Barbaluma", 1974) invente une musique répétitive basée sur des rythmes Latins ou Africains et utilisant discrètement les synthés qui préfigure certains styles modernes et n'a pas pris une seule ride aujourd'hui. Can a inspiré de nombreux compositeurs aussi différents que Brian Eno ou Carl Craig, qui ont d'ailleurs participé à un remix récent des oeuvres du groupe.

C'est à Düsseldorf que quatre allumés vont concocter LE chef d'oeuvre qui va marquer plusieures générations. Quand en 1974 sort "Autobahn" par Kraftwerk, tout le monde est, passez moi l'expression, sur le cul. Avec le recul, on peut dire qu'Autobahn est le premier disque Techno de l'histoire, et qu'on a fait par la suite que le copier. Imaginez: un morceau répétitif entièrement électronique de vingt minutes, pas vraiment fait pour danser bien qu'il ait du rythme (la fameuse ligne de basse: bow/bow-bow-bah/bah-bow/bow-bow-bow-bah), utilisant des techniques de pointes comme le Vocoder, instrument inventé à l'origine pour les services secrets et qui permet de déformer la voix (la fameuse voix de robot qui dit "Autobahn" au début du morceau, et qui sera remise à la mode par les Daft Punk avec "Around the world"), avec un texte d'une simplicité biblique (on roule, roule, roule sur l'autoroute), complètement en opposition avec la babattitude ambiante,et en plus avec une mélodie qui vous colle aux oreilles comme c'est pas permis. Si vous aimez la musique électronique, vous devez avoir ce disque, ainsi que les autres "grands" Kraftwerk comme "Radio-Activity" ou "The Robots". Kraftwerk est toujours en activité et a récemment sorti une superbe compilation remixée house, étonnament fraîche et novatrice.

Un nouvel engin va à son tour faire sa petite révolution. Le séquenceur est un assemblage de lignes à retard qui servent à déclencher des oscillateurs. Des potentiomètres permettent de régler la temporisation entre chaque ligne: c'est peu précis, ça se dérègle, et on va prudemment laisser à l'engin le soin de débiter une ligne de basse simplissime, genre doum-di/doum-di-da. Le Kraut-rock ("choucroute-planante"?) va contribuer à sa popularité. Ecoutez par exemple "Phaedra" de Tangerine Dreams à qui il ne manque pas grand chose pour entrer dans une Rave (un peu de rythme, peut-être?), ou les improvisations de Ashra Temple, mais laissez tomber des horreurs genre Klaus Schulz qui se prenait pour Wagner. Vous pouvez aussi vous pencher sur la très belle musique que Popol Vuh a composé pour le film de Werner Herzog "Aguirre, la Colère de Dieu": la combinaison des sons électroniques et des images est fascinante. Le séquenceur analogique, très délicat à paramétrer, se dérèglant au moindre souffle d'air, sera rapidement abandonné au profit des séquenceurs numériques. A ma connaissance, la dernière utilisation intéressante de cet engin a été faite par le groupe Allemand DAF (début 1980: écoutez par ex. "Tanz mit mir").

Séquenceur toujours: au pays des grenouilles apparaît, vers 76, le premier groupe où le synthé va prendre les devants: Heldon, sous la direction de Richard Pinhas, a enregistré quelques disques qui n'ont pas pris trop de rides et méritent le détour: (album: "Stand By" (79)). Pinhas est fasciné par le travail de Robert Fripp (King Crimson) et tente de son mieux d'égaler le maître, malheureusement avec un esprit très noir et tourmenté qui rend sa musique trop cafardeuse pour plaire au grand public.

En dehors de ce pionnier, la France est à la traîne, et pas que du point de vue musical. Engoncé dans son conservatisme, elle oublie que c'est là qu'a commencé l'histoire et s'endors sur une production musicale d'une pauvreté désespérante. L'avant-garde devient de plus en plus cabalistique et secrète, l'IRCAM (fondé en 1977) s'enterre dans les sous-sols de Beaubourg.

Un autre appareil va progressivement accéder au rang d'instrument: la table de mixage. Alors que dans les années 60 l'ingénieur du son n'est qu'un simple technicien, il va devenir créateur à part entière, particulièrement avec l'arrivée de l'enregistrement multipiste. On peut alors vraiment jouer avec la table en ouvrant ou fermant des canaux, en les balançant à droite ou à gauche, en filtrant ou en ajoutant un effet. Ecoutez par exemple l'utilisation dramatique du mixage dans "Lizard" de King Crimson ou l'équilibre et la transparence de la mise en son de "Dark Side" du Floyd.

Pendant ce temps, certains Anglais démontrent bruyamment qu'ils n'ont rien compris aux synthés en continuant à l'utiliser comme un super orgue électronique. Ecoutez par exemple les envolées pathologiques d'un Keith Emerson (ELP, "Tarkus") sur Moog, ou d'un Rick Wakeman (Yes, "Yessongs") pour vous faire une opinion. Ceci dit, à l'époque, j'aimais bien... et j'écoute encore avec plaisir des petites choses comme "Siberian Khatru" de Yes ou "Lucky Man" d'ELP.

Heureusement il y a eu des British pour sauver l'honneur. Enregistré entre 76 et 78 avec du matériel de fortune, le premier disque du groupe This Heatcontient les germes de la techno moderne. Un morceau comme "24 Track Loop" est sans doute un des premiers à avoir utilisé de la musique électronique en boucle comme on le fait aujourd'hui, en procédant par additions et soustractions de pistes. Le morceau "Fall of Saïgon" est magnifique quoique très noir, "Horizontal Hold" dégage une énergie rare, et j'en passe.

Dans la même famille musicale, le groupe Art Bears dans son disque "Winter Songs" invente le style Gothique et mélange musique concrète et contemporaine, tout en restant dans l'analogique pur et dur. Le guitariste du groupe, Fred Frith, sera un des premiers à utiliser la guitare MIDI. En parlant de Frith, essayez de visionner le film "Step Across the Border" qui lui est consacré. En voici un extrait :

Rendons aussi hommage à un très grand bonhomme qui va poser les premiers jalons des années 80. Brian Eno joue alors les trublions dans le groupe Roxy Music en maltraitant les sons des instruments et en jouant les folles sur scène. Il s'allie avec Rober Fripp, sort un disque hors norme intitulé "No Pussyfooting" et invente un nouveau style et un nouveau terme: la musique Ambiant (vers 76), qui puise ses racines dans les "Musiques d'ameublement" d'Erik Satie. Il sortira en parallèle plusieurs disques de "variété rock" dont le meilleur est sans conteste "Another green World" (1975), ira produire quelques uns des groupes phares des années 80 comme Devo, Talking Heads ou U2, parasitera les disques de Peter Gabriel, enregistrera quelques bijoux avec Robert Wyatt et j'en passe, c'est incroyable ce que ce type a pu faire.

Aux Etats-Unis, une joyeuse bande de babas californiens qui s'étaient fait connaître dans les années 60 par des performances délirantes vont pousser la musique électronique à son paroxysme, à tel point que le journal Actuel (futur Nova) dira que "au dela, ce n'est plus de la musique". Les Residents, groupe anonyme (les noms des musiciens ne sont pas indiqués, ils jouent avec des masques), utiliseront tous les moyens offert par la technologie, des tripatouillage de bandes magnétiques (album "Third Reich and Roll") aux premières utilisations du sampling ("Commercial Album", composé de 40 morceaux d'une minute!) en passant par le détournement de chants traditionnels ("Eskimo", leur album le plus extrémiste et le plus drôle). Aujourd'hui, les Residents continuent leur saga technologique en produisant des CD ROMs qui bouleversent les conventions du genre, et se permettent d'exposer leur vidéos au Musée d'Art Moderne de New-York. A découvrir d'urgence (commencer par "Commercial Album", c'est le plus abordable).

Le Jazz se met timidement à l'électronique, par exemple Miles Davis qui introduit des claviers électriques ("In a Silent Way"), ou son clavier, Joe Zawinul, qui fondera un des meilleurs groupes de Jazz-Rock, Weather Report. Un autre musicien de Miles, John MacLaughlin, fonde le Mahavishnu Orchestra et déforme les sons de sa guitare avec des synthés, comme par exemple dans "Visions of the emerald Beyond" où il utilise un modulateur en anneau. Mais les Jazzeux se méfient de ces gadgets et préfèrent cantonner les synthés au rôle d'orgue électronique.

Vers la fin des années 70, la musique populaire s'enlise dans les boursouflures du Rock Symphonique. Lorsque Yes sort "Tales from Topographic Oceans", on sent bien qu'on a atteint une limite dans l'emphase et qu'on sombre dans le ridicule. Le mouvement Punk, salutaire, va donner un grand coup de pied dans la fourmillière.